Une lecture de L’histoire de la folie de Michel Foucault
- fvaudelapia
- 11 juin
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Dans les rapports qu’entretiennent raison, folie et déraison, il faut voir selon Foucault un jeu de distinctions mouvant. Comme nous l’avons dit, il origine son étude au Moyen-âge, époque qui a vu la lèpre décimer les populations. Mais même lorsque celle-ci disparaît en tant que maladie, elle demeure en tant que représentation, c’est-à-dire en tant que repoussoir, motif légitimé par la nécessité prétendue de l’exclusion d’une catégorie de personnes très approximativement définie, car ce qui était important n’était pas tant ce qui caractérisait ceux qu’il y avait à bannir du champ social, que l’assurance de la possibilité de bannir. C’est ainsi que la Renaissance, connaissant pourtant un net recul de ce fléau, voit émerger la très célèbre et sans doute mystifiante « Nef des fous ». C’est que « le véritable héritage de la lèpre […] c’est la folie »[1], et cela s’affirmera plus encore à partir du XVIIème siècle, quand « Le classicisme a inventé l’internement, un peu comme le Moyen-âge la ségrégation des lépreux. »[2]. Dans l’institutionnalisation de l’internement va alors se jouer bien davantage que la simple mise à l’écart des fous. La folie, signe de la nature déchue de l’homme, se colore d’une dimension morale, elle s’affirme comme ce qui s’oppose à la phronesis, au sens où elle reprend un certain héritage de l’hubris grecque, qui consistait déjà dans un délire, une inspiration divine portant l’homme à se croire autorisé à dépasser sa nature déterminée par l’antique ordre cosmique.
La folie, nous dit Foucault, perd alors au seuil de l’âge classique, le lien quasi mystique avec l’au-delà qu’elle avait sous les traits des figures de Jérôme Bosch, pour commencer à devenir l’objet d’un jugement normatif, toujours traversé par l’idéologie dominante comme Marx le renseignera bien plus tard, ce qui implique qu’« au XVIIème siècle, la folie est devenue affaire de sensibilité sociale. »[3]. Le pouvoir s’instille ainsi dans la conception même de la folie, qui ne désigne plus les failles peccamineuses de l’homme en proie à des puissances obscures émanant des tréfonds d’un monde dont le mystère est reconnu, mais en fait un objet juridiquement tenu à distance, dont la scandaleuse monstration[4] rassure ceux qui pensent pouvoir se tenir, par le pouvoir d’une volonté vertueuse, résolument du côté de la raison. Ce changement de conception autorise alors l’invention de l’internement. Ainsi, « l’âge classique enferme »[5] nous dit Foucault. Là où la folie impliquait depuis le droit romain, l’innocence[6], elle devient une faute imputable à une volonté faible. Le fou se complaît dans la déraison, là où l’expérience du doute méthodique cartésien, comme « héroïsme de la liberté »[7], est censé permettre de réaliser que penser être roi ou avoir un corps de verre relèverait de l’inconcevable pour celui capable d’attention et de discernement, qualités permettant d’atteindre l’évidence des « idées claires et distinctes ». On le voit, au XVIIème siècle, l’éthique est d’emblée rationnelle, ou pour le dire autrement, le raisonnable ne se distingue pas du rationnel, si bien que la déraison n’a plus de consistance intrinsèque, qu’elle n’est plus définissable que négativement. Le fou est alors simplement coupable de ne pas se montrer à la hauteur de ce que la société requiert de lui, il est donc punissable d’internement.
Mais alors, si l’accusation de folie fraie avec le reproche d’une déraison comprise comme incapacité à remplir un rôle politique normé, la population internée déborde de bien loin celle présentant des symptômes attestant d’une réalité psychologique douloureuse : « Vénériens, débauchés, dissipateurs, homosexuels, blasphémateurs, alchimistes, libertins : toute une population bariolée se trouve d’un coup, dans la seconde moitié du XVIIème siècle, rejetée au-delà d’une ligne de partage, et recluse dans des asiles… »[8]. La singularité de la folie, comprise comme fonctionnement psychique insaisissable par les lois de la raison commune, se dilue ainsi dans un jugement normatif qui tend à la faire disparaître, notamment sous la forme de l’animalité qui prodigue au fou autant des qualités de résistance et de force surhumaines, qu’elle le place en-dehors du commun, dans une bestialité qui ne trouvera plus comme réponse institutionnelle que « le dressage et l’abêtissement »[9]. Le jugement médical n’est alors requis par le fonctionnement de l’internement que par sa contribution à « cerner précisément la personnalité juridique » du fou, et non dans l’analyse de ce que serait la maladie mentale en elle-même.
Ce que l’on voit avec Foucault ici, plus profondément encore que l’exclusion sociale, c’est le fait que « la folie à l’âge classique a cessé d’être le signe d’un autre monde, et qu’elle est devenue la paradoxale manifestation du non-être »[10], entendons le fait que la déraison est à comprendre non pas comme simple négation des lois logiques de la pensée, ou dans un rapport d’excès ou de défaut par rapport à leur usage, mais comme une extériorité radicale. Or, au même titre qu’aujourd’hui encore, le préjugé conscientialiste rejette vigoureusement la possibilité logique d’une pensée inconsciente selon lui oxymorique, l’exclusion par l’internement de la manifestation de ce non-être, ne peut qu’attester, tout en l’invisibilisant, cette forme de fonctionnement animique. Les manifestations de la folie sont alors condamnées à n’être que décrites, sans principe explicatif autre que le rapport analogique avec un état somatique supposé : « Du cerveau à l’âme, le rapport est le même que de l’œil à la vue »[11]. Ains, les nerfs, forts d’une représentation plus concrète, prennent la place des humeurs : « le délire maniaque consiste en une vibration continue [des fibres nerveuses] », là où « seules quelques fibres résonnent dans le mélancolique »[12]. La médicalisation de la cure au XVIIIème siècle hésite alors entre la consolidation, la purification, l’immersion ou la régulation du mouvement[13] pour redonner force et vigueur aux nerfs du malade. Et si le sens de ces interprétations ne demeurera pas, les pratiques, elles, perdureront jusqu’au XIXème siècle. Néanmoins, la continuation de ce mouvement aboutît à l’invention de l’asile où la folie trouvera un lieu propre dans lequel s’objectiver sous un regard médical, lequel en en faisant un objet d’étude, en recouvre dans le même geste la proximité bien réelle.
Il y a donc un cheminement historique de la conception de la folie, très grossièrement résumé ici, allant d’une invisibilisation fondée sur l’obscur respect dont son mystère la nimbait, jusqu’à la prise en compte de sa positivité, dans la séparation d’avec les autres formes de déviances politico-morales. Mais ce cheminement n’aboutit pas, comme on pourrait le croire, à un dévoilement de la vérité de la folie, mais bien plutôt la tient à une distance plus difficile à franchir, celle de l’objectivation, de la réification rassurante sous des caractéristiques toujours plus mesurables. Ce n’est alors ni plus ni moins que son « inquiétante étrangeté », « cet Unheimlich [qui] n’est effectivement rien de nouveau ni d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie d’âme de tout temps familier »[14], qui se trouve systématiquement, bien que sous des atours chaque fois différents, ostracisé. La folie serait ainsi le refoulé constant du champ autant socio-politique, que plus fondamentalement intellectuel et philosophique, « refoulé » au sens fort d’impossible à penser. En cela, la raison affirme sa supériorité hégémonique, son pouvoir d’exclusion de toute altérité, de toute étrangèreté, pour reprendre un néologisme heideggérien plaçant cette fois cet « unheimlichkeit » comme sentiment de l’exclusion de la quotidienneté.
Mais de l’aveu parcimonieusement réitéré de Foucault, Freud viendra rétablir ici la nature insaisissable de la folie comme « indice de fragilité par où menace la déraison »[15]. L’auteur de L’histoire de la folie en tout cas, reconnaît qu’ « il faut être juste avec Freud », en tant qu’il « reprenait la folie au niveau de son langage, reconstituait un des éléments essentiels d’une expérience réduite au silence par le positivisme. […] restituait, dans la pensée médicale, la possibilité d’un dialogue avec la déraison. »[16]. Devons-nous alors comprendre que la psychanalyse permet d’offrir ce mystère à la pensée, non comme simple objet mais comme expérience terriblement proche ? Pouvons-nous déduire du fait que Freud ait « effacé la reconnaissance de la folie par elle-même dans le miroir de son propre spectacle »[17], qu’elle se trouve enfin en situation d’être pensée hors de l’effroi qu’elle suscite non pas uniquement dans le spectacle mondain, mais tout aussi bien dans l’intimité sépulcrale de notre rapport à nous-même ? C’est une des questions que Foucault pose à la pratique psychanalytique.
[1] FOUCAULT, M. op. cit. p.18
[2] FOUCAULT, M. op. cit. p.64
[3] FOUCAULT, M. op. cit. p.142-143
[4] FOUCAULT, M. op. cit. p.159
[5] FOUCAULT, M. op. cit p.124
[6] FOUCAULT, M. op. cit p.155
[7] SOUAL, P., « L'héroïsme de la liberté chez Descartes », Revue philosophique de la France et de l'étranger 2004/4.
[8] FOUCAULT, M. op. cit. p.116
[9] FOUCAULT, M. op. cit. p.167
[10] FOUCAULT, M. op. cit. p.267
[11] FOUCAULT, M. op. cit. p.229
[12] FOUCAULT, M. op. cit. p.288
[13] FOUCAULT, M. op. cit. p.327-340
[14] FREUD, S. (1919) L’inquiétant, in Œuvres complètes XV, PUF, Paris, (2019), p. 175
[15] FOUCAULT, M. op. cit. p.175
[16] FOUCAULT, M. op. cit. p.360
[17] FOUCAULT, M. op. cit. p.529
Intéressant et instructif !