Dans le registre commun, la pulsion se laisse appréhender comme ce à quoi l’on ne saurait se soustraire. On parle volontiers de l’emprise d’une pulsion, de sorte qu’il n’y a qu’un pas à se laisser conclure que la pulsion serait une contrainte, c’est-à-dire une restriction de notre liberté d’agir due à un élément externe. Quel peut-il être ? Là encore, on aura tôt fait d’envisager que le corps, nous l’avons, mais nous ne le sommes pas. Suis-je en cause lorsque la faim me tenaille, ou que le froid me saisit ? Ainsi, le corps n’est pas immédiat comme la pensée, dira-t-on, il est indépendant. Ce serait donc cette corporéité biologique qui serait l’extérieur dont pourrait provenir une contrainte. A l’instar de l’animal engagé dans le monde par son instinct, c’est-à-dire par un comportement phylogénétiquement inscrit en son être, nous serions susceptibles d’être parfois ramenés à l’impuissance d’une soumission au corporel, cette extériorité sourde à nos vœux, à travers ce qui est nommée pulsion.
Néanmoins, une telle conception est lourde de présupposés dont il n’est rien moins que sûr que la psychanalyse se chargeât, fût-ce à son aube. Le premier d’entre eux tient au fait que l’on considère bel et bien le corps comme une extériorité : certes nous sommes loin de saisir ses mécanismes, que ce soit par les sens ou par la raison, mais en quoi serait-on fondé à prétendre que nous ne sommes que ce que nous nous saurions être ? Devrait-on alors considérer que la pulsion est une contrainte, mais interne à notre être saisi dans son extension la plus large ? Il serait alors possible de dire qu’elle se situe bien du côté du corps, et que nous n’en avons une connaissance qu’en tant qu’elle produit des effets sur nous. Mais ce serait là céder à un second présupposé que le père de la psychanalyse ne semble avoir validé à aucun moment de l’élaboration de sa pensée, celui selon lequel la pulsion serait de nature exclusivement somatique. C’est au contraire dans l’intrication du somatique et du psychique, si tant est que ce concept de pulsion n’invalide pas tout bonnement un tel dualisme, que se situerait ce pouvoir de contrainte.
Il nous faudra donc tâcher de voir comment la pulsion se situe dans le rapport au corps, et ce, au fil des différentes formes que prit son élaboration. Peut-être ainsi serons-nous amenés à mieux comprendre si un apaisement de la pulsion est de l’ordre du possible, en sorte que de contrainte, elle devienne motrice d’un élan du sujet.
Il semblerait que ce qui amène Freud à aborder pour la première fois cette notion dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité en 1905, soit l’homologie qu’il semble possible de faire entre les besoins sexuels de l’homme, et d’autres besoins primaires, tels que la faim. La pulsion orienterait donc une personne vers quelque chose susceptible d’apaiser la tension ressentie. Comme il l’explicitera dix ans plus tard, dans Pulsion et destin des pulsions (FREUD, 1915), cette tension n’est pas quelque chose qui est imposé par le milieu. Ce n’est pas un stimulus extérieur. Or, là où ces derniers sont nécessairement temporaires, du fait que l’environnement soit fluctuant, évolutif, un stimulus d’ordre interne peut présenter une caractéristique de constance, remarque qui a une portée significative puisque la personne qui y est soumise ne peut espérer d’un autre facteur que lui-même, la satisfaction de cette pulsion. Là où le froid laisse la possibilité de se réfugier auprès d’un âtre, la pulsion suivra, tel l’œil dans la tombe de Caïn. Freud repère dans cette caractéristique « la preuve des besoins pulsionnels » (FREUD, 1915, p.167). Et en effet, comment comprendre l’inévitabilité d’une telle tension autrement que par le fait qu’elle provienne de ce qui nous accompagne en permanence, que ce soit le corps ou autre chose restant encore à déterminer ? Il y a donc bel et bien quelque chose qui opère dans le sujet lui-même, et qui ne lui est pas immédiatement accessible. A rebours de la tradition cartésienne postulant la transparence de la pensée à elle-même, Freud met ici en lumière la possibilité d’un « monde intérieur » (ibid.) dont la connaissance n’est pas « claire et distincte », pour reprendre la terminologie du philosophe français.
Le premier élément que nous pouvons isoler pour formuler un savoir de la pulsion consiste donc dans le fait qu’elle provient d’une intériorité. Autrement dit, la pulsion se qualifie en premier lieu d’être l’expression d’une source interne de déséquilibre. Mais quelle en est la nature ? S’agit-il d’une simple excitation nerveuse ? N’est-ce qu’un pur phénomène somatique ?
Dès 1905, Freud livre une description plus complexe que cela. En effet, un déséquilibre physique n’a pas de finalité a priori. Pourtant, à partir du paradigme sexuel, les Trois essais d’emblée posent ceci : « La personne qui exerce un attrait sexuel sera désignée comme objet sexuel, et l’acte auquel pousse la pulsion sera nommé but sexuel. » (FREUD, 1905, p.18). Or, un but est corrélatif d’une certaine organisation des éléments qui y tendent. Dès lors, soit la pulsion sexuelle oriente vers une finalité biologiquement déterminée, et dans ce cas, la pulsion pourrait être pensée uniquement à partir du corps, soit une certaine labilité de l’objet comme du but, introduira nécessairement un autre élément que le somatique, dans la nature de la pulsion. Or, à rebours du mythe de l’androgyne convoqué par Platon dans le Phèdre, Freud repère la possibilité d’une pluralité des objets et de leurs modes d’atteinte, la première illustration, parmi de nombreuses autres qu’il convoque, étant l’homosexualité. Par conséquent, l’organisation en vue d’une finalité que serait la pulsion ne se réduit pas à une prédétermination biologique telle que pourrait l’être par exemple la procréation. Il doit s’agir d’autre chose, autre chose qui nous est en effet indiqué par cette première distinction opérée par Freud entre objet et but.
Le but est par définition l’état auquel tend la pulsion. Or, déséquilibre caractérisé par une excitation, ce but consiste en un retour à son contraire, l’équilibre, et donc l’apaisement en lieu et place de l’excitation. Mais l’objet ? S’il n’est pas biologiquement déterminé, pas limité à la fonction reproductrice, comment est-il élu ? Freud noue un lien certain entre la pulsion et les zones érogènes du corps, le pluriel ici signifiant que le génital n’est pas la seule source pulsionnelle. Il existe par ailleurs ce que Freud nomme dès 1905 les pulsions partielles. A la bouche correspond la pulsion orale, à l’anus la pulsion anale. On peut remarquer qu’il s’agit là des trous du corps, de là où précisément, son unité close est mise à mal. Ces trous l’exposent à ce qui est autre que lui d’une façon particulière. En effet, le système digestif, de la bouche à l’anus, constitue une véritable extériorité, incluse dans le corps, mais non intégrée pour ainsi dire. C’est donc une caractéristique notable de la pulsion que le fait qu’elle soit arrimée à ce qui, dans le corps, n’est pas le corps. Cela pourrait amener à nuancer ce que plus haut, nous avons vu avancé par Freud, lorsqu’il fait de la source pulsionnelle un phénomène interne (FREUD, 1915, p.166). Certes, la tension n’est pas provoquée par un élément radicalement extérieur, mais l’est tout de même par les éléments internes les moins intégrés, à l’exception notable de la pulsion génitale. En quoi celle-ci se singularise-t-elle ?
Alors qu’elle pourrait apparaître comme la plus évidente, dans l’ordre chronologique d’apparition donné par Freud, elle est dernière : « Dans une première phase, qui se place très tôt, l’érotisme oral est prépondérant ; une deuxième organisation « prégénitale » est caractérisée par la prédominance du sadisme et de l’érotisme anal ; c’est seulement dans la troisième phase [qui chez l’enfant ne se développe que jusqu’au primat du phallus] (ajouté en 1924) que la vie sexuelle est déterminée par la contribution qu’apportent les zones génitales proprement dites. » (FREUD, op. cit., p.149). Cette dernière organisation pulsionnelle est celle qui devrait définitivement structurer la vie sexuelle, en tant qu’elle ferait du but de la procréation le but unique, et normal. Une telle interprétation, notamment en termes de norme qualitative est étonnante si on perçoit dans l’entreprise freudienne au contraire, l’affirmation qu’aucune sexualité n’est à proprement parler perverse, anormale. C’est néanmoins l’interprétation qui semble en avoir été faite par un certain courant post-freudien, l’organisation génitale rassemblant en un tout structuré le polymorphisme pulsionnel originaire. Lacan critiquera cette perspective en l’interprétant comme un effet imaginaire, dont on sait qu’il consiste notamment à constituer des représentations closes de ce type.
Mais déjà chez Freud, dans le même texte de 1905, un élément interdit de rabattre l’objet de la pulsion sur un organe, fût-il l’organe génital. Freud énonce en effet que « Par « pulsion », nous désignons le représentant psychique d’une source continue d’excitation provenant de l’intérieur de l’organisme… » (FREUD, 1905, p.56). Nous trouvons bien ici le but, comme ce qui s’oppose à l’activité de la pulsion, c’est-à-dire l’excitation somatique. Mais l’objet est désigné comme un « représentant psychique ». Qu’est-ce à dire ? Sans anticiper sur la conception lacanienne qui lui donnera son plein sens dans la parole, nous pouvons tout de même entendre qu’un représentant dans le psychisme, ne peut guère être autre chose qu’un symbole. Autrement dit, ce qui permettra d’apaiser la douloureuse tension impulsée depuis l’organe n’est pas de l’ordre d’une action physique (l’ingestion pour la pulsion orale, la défécation/rétention pour la pulsion anale, l’expulsion séminale pour la pulsion génitale), mais de l’effet d’un rapport de cet organe avec un élément marqué dans l’expérience du sujet, faisant pour lui symbole de satisfaction. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que « La pulsion est donc à la limite des domaines psychiques et physique » (FREUD, ibid.).
Si donc, nous parvenons à nous préserver des interprétations de la pulsion en termes d’instinct, de besoin somatique ou encore de poussée vers une totalité imaginaire, cela ouvre à une complexité dont la première marque est de se manifester par la difficulté qu’il y a à l’assouvir. Si en effet, il n’était question dans la pulsion orale que de satisfaire la faim par l’ingestion, alors la satisfaction ne poserait aucun problème. Mais le fait que cette satisfaction passe par un objet distingué du but, et que cet objet soit une représentation psychique dont la teinte singulière provienne de son élection à travers un choix très profondément subjectif, implique qu’il faille envisager la possibilité que la pulsion ne s’apaise pas. En effet, comment obtenir une représentation ? Plus précisément peut-être, comment se saisir de ce que cette représentation désigne ? D’autant plus, évidemment, que ce qui est représenté est inconscient, oublié depuis toujours pour ainsi dire, puisque son choix a été fait dans des temps absolument inauguraux de la subjectivité, et depuis travaillé par le processus primaire (déplacement et condensation) dans lequel la libido circule librement. Freud dit ainsi : « Le processus primaire tend à l’éconduction de l’excitation afin d’établir, grâce à la quantité d’excitation ainsi assemblée, une identité de perception […] Mais il est clair que les condensations de représentations, les formations médianes et de compromis empêchent d’atteindre ce but d’identité… » (FREUD, 1900, p.657). Il est plus vraisemblable que cette nature de l’objet pulsionnel contraigne alors à faire retour sur une tentative structurellement vouée à l’échec.
Ce problème fondamental, Freud le prend en charge par l’élaboration du concept de pulsion de mort. S’inscrivant dans le dualisme né de la distinction des pulsions sexuelles et des pulsions moïques d’autoconservation (FREUD, 1910, p.182) se poursuivant dans la distinction des pulsions du moi et des pulsions d’objet (FREUD, 1914, p. 84), Freud en arrive donc, dans ce qu’il est convenu de nommer le tournant des années vingt, et plus précisément dans le livre majeur constituant ce tournant : Au-delà du principe du plaisir (FREUD, 1923), à une nouvelle formulation de ce dualisme par laquelle il tente de théoriser la pulsion : pulsion de vie et pulsion de mort. En effet, on peut sous une certaine perspective entendre dans la pulsion de mort la tentative qui consiste à vouloir revenir à l’état inerte, en arrimant l’objet originaire à une représentation parfaite, permettant l’apaisement définitif de la pulsion. En ce sens, on peut noter que la pulsion de mort ne relève pas d’un mécanisme opposé à la pulsion de vie, dont la fonction est elle aussi une fonction de liaison, mais simplement qu’elle en représente une modalité d’échec. Et cet échec, nous l’avons vu, n’est pas contingent mais structurel. Par conséquent, la pulsion ne se satisfaisant pas, l’ouvrage est sans cesse remis sur le métier, formant ce que Freud nomme la « compulsion de répétition » (FREUD, 1923, p.61).
Or, l’être souffre de ce ratage permanent. Quel rôle peut alors jouer la cure dans cette quête nécessairement décevante de la satisfaction de la pulsion ? La chose est complexe car le moi ne souhaite pas réussir, puisque cela équivaudrait à la résurgence de cet objet initial refoulé. Il peut d’ailleurs le signaler de la manière la plus intense par l’irruption de l’angoisse, véritable cabrement devant la pulsion se dévoilant. Mais le refoulé insiste, et ce que le moi ne veut pas, le sujet peut en faire état à travers cette répétition. Car si « Le malade […] est bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer comme un fragment du passé… » (FREUD, 1923, p.60), et si cela le fait en un sens souffrir, c’est aussi la seule voie possible d’accès à l’élaboration de la subjectivité derrière le voile imaginaire de l’ego. A l’analyste alors incombe la tâche de repérer comment relier ces répétitions, de les interpréter pour substituer à « l’inconscient-répétition », « l’inconscient-interprétation » pour reprendre la trouvaille de Jacques Alain Miller (MILLER, 2018). Par ce pas de côté, une variation sur le thème de l’objet refoulé devient possible, et une certaine réappropriation, peut-être par la sublimation, se met au service de la subjectivation par la parole.
On le voit, la notion de pulsion chez Freud revêt un caractère absolument fondamental dans la théorie analytique. Caractérisant l’articulation même de l’énergie libidinale au monde objectal, à travers la fonction de la parole, dont le père de la psychanalyse a fait le pivot définitif de son expérience, elle se présente comme la clé du psychisme. Impossible à satisfaire du fait de sa nature métasomatique, et de la labilité d’un de ses éléments constitutifs, à savoir son objet, elle demeure pourtant le ressort de la cure, et par voie de conséquence, celui de la possibilité offerte à l’homme de faire venir au jour une subjectivité jamais déjà constituée.
BIBLIOGRAPHIE
FREUD, S. (1900). L’interprétation du rêve. Œuvres complètes IV, PUF, Paris.
FREUD, S. (1905). Trois essais sur la théorie de la sexualité. Paris : NRF, Gallimard.
FREUD, S. (1909-1910). Trouble de vision psychogène dans la conception psychanalytique. Œuvres complètes X, PUF, Paris.
FREUD, S. (1914). Pour introduire le narcissisme, in « La vie sexuelle ». PUF, Paris.
FREUD, S. (1915). Métapsychologie. Paris : Œuvres Complètes XIII, PUF, Paris.
FREUD, S (1923). Au-delà du principe de plaisir. Payot (petite bibliothèque), Paris.
MILLER, J-A. (2018), « Le temps de l’événement », in L’événement c’est demain, (La cause du désir n°100), Navarin éditeur, Paris.
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