« J’ai vu de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait. ».
Saint Augustin
Il n’a été de société ni d’époque dépourvues de violence, il paraîtrait par conséquent bien naïf d’espérer qu’il en advienne. Il serait préférable, comme l’énonce Freud, de « sortir du conte de fées »[1] Néanmoins, tout comme face à l’injustice, ou à la pauvreté, le constat de leur irrémédiabilité ne saurait constituer un argument légitime pour ne pas les combattre. Or, combattre, c’est d’abord comprendre ce à quoi l’on s’oppose.
Où s’origine donc la violence ? Sur quoi pouvons-nous agir pour la réduire ? Doit-on d’ailleurs envisager toutes ses manifestations comme nécessairement indésirables ? De l’agressivité à l’agression, de la combativité à la guerre, n’y a-t-il pas rupture ? Peut-être même pourrait-on envisager que l’acceptation de l’agressivité soit le meilleur moyen de ne pas en venir à la violence.
Nous verrons comment l’agressivité naît chez l’homme, et de quelle façon s’opère le passage de celle-ci à la violence proprement dite. Une fois cela compris, il nous sera possible de tracer une voie contournant ce passage.
1. L’agressivité moïque :
Abel et Caïn, Polynice et Étéocle, Romulus et Rémus, Thor et Loki, Set et Osiris, etc. Comment expliquer la constance des rivalités fraternelles dans les récits mythologiques ? Malgré les nuances, il est en effet frappant de constater la corrélation de la dimension fraternelle, voire gémellaire, avec celle de la rivalité, de la dispute, et bien souvent du meurtre. Plus encore, c’est à travers la violence générée par cette rivalité que le monde semble pouvoir se mettre en ordre. Devons-nous penser alors, que contrairement à l’idée selon laquelle la violence s’exercerait avant tout sur l’étranger, elle s’origine au contraire d’un rapport au semblable ?
La psychanalyse apporte ici un éclairage à travers le très fameux « stade du miroir », élaboré par Jacques Lacan[2]. S’élabore dans cette contemplation du reflet du corps, le « moi », c’est-à-dire une image unifiée de soi. Mais de ce fait, le moi constitue une aliénation du sujet, puisque c’est une représentation imaginaire (bel et bien fondée sur une image, en effet), alors que le sujet est du côté du réel (celui qui regarde ne pourra jamais se voir regardant, dès qu’il s’attrape dans le miroir, il ne se voit plus que comme regardé). Le moi est donc d’un autre registre que le « je », et se penser sur le mode du premier, empêche logiquement de saisir quelque chose du second.
La constitution de la division subjective est ainsi contemporaine de son refoulement, et cela, corrélativement aux motifs de structure, également parce que cette expérience est source de jouissance. S’identifier à une unité permet en effet au petit d’homme de s’extraire des morcellements auxquels sa condition l’assigne : celui d’une part, du corps vécu (la main par exemple n’est pas primitivement partie d’un tout, mais uniquement un élément s’agitant devant soi), et celui, d’autre part, engendré par son rapport aux semblables (incompréhensibles formes bruyantes ne s’agitant pas moins). Dès lors, l’assimilation au reflet procure une satisfaction intense, une illusion de maîtrise, et comme une garantie soudaine de repère.
Ce « drame » qu’est l’aliénation moïque, pour reprendre le mot de Lacan, est donc nécessaire. Que permet-il de comprendre quant à la violence des relations humaines ?
2. L’autre, réplique de la division subjective :
Nous parlions plus haut de l’étonnante corrélation des relations fraternelles et de la violence. Ne voit-on pas ici qu’il y a bien un double auquel, dès longtemps, au sein même de la psyché, le sujet s’affronte ? C’est ce moi, cette unité imaginaire, dont la fonction consiste à refuser la division pour pérenniser cette jouissance réconfortante éprouvée lors de l’expérience que nous venons de résumer à grands traits.
A se vouloir compréhensible, Un, complet, « armure enfin assumée d’une identité aliénante »[3], ce moi ne peut qu’indiquer au sujet qu’il lui manque quelque chose, et que ce quelque chose est du côté de l’autre. D’autant que l’existence propose bientôt des incarnations à ce double. Des choses lui sont dites, des choses dont il entend qu’elles sont censées le concerner. On semble s’enquérir de ce qu’il pourrait vouloir : boire, manger, avoir moins froid, être changé ?... Mais ces interprétations sont bien plutôt l’expression du désir d’un autre. Elles font violence, puisqu’elles indiquent au sujet, comme le moi le fit en premier lieu, qu’il lui manque quelque chose dont l’autre semble savoir quelque chose mieux que lui, pour atteindre une complétude, laquelle pour être illusoire, n’est pas perçue ainsi.
Le désir du sujet est ainsi écrasé par les orientations moïques prises dans les coordonnées de la demande de l’autre.
Cette agressivité du moi envers le sujet, corrélée aux exigences illimitées dont le surmoi une fois constitué se fera le messager tyrannique, il pourrait alors se montrer capable de l’exercer par les actes, sur des personnes qui ne seraient que le réceptacle de ses représentations internes.
On le voit, l’agressivité moïque s’applique d’abord au sujet, puis aux autres qui le menacent de division. L’agressivité répond ainsi toujours à une altérité en soi perçue comme une menace.
3. L’homologie des violences concrètes :
Dès lors, comment ne pas faire le lien entre cette agressivité interne, et les différentes formes concrètes de violence dont chaque jour au monde nous inflige le spectacle, y compris lorsque nous sommes nous-mêmes sur scène ?
Si l’agressivité inhérente au sujet humain est celle d’un moi qui se veut garant d’une identité imaginaire, masquant le rapport fondamental à l’altérité constitutif du sujet humain, on comprend aisément que des incarnations de cette altérité puissent mobiliser la même réaction visant leur destruction, mais transposée sur le plan moteur, autrement dit, la violence.
Les exemples correspondant homologiquement à cette description sont malheureusement nombreux. Au premier titre, bien sûr : le racisme, que l’époque semble vouloir à nouveau porter comme un emblème. Celui ayant d’autres mœurs, une autre couleur de peau, parlant une autre langue, n’est-il pas celui qui menace la façon dont je parviens à me voir, l’idée stable que je crois pouvoir me faire de mon existence ?
Quant aux violences domestiques, ne sont-elles pas exercées à l’encontre de l’autre sexe lorsqu’il renvoie une image ne correspondant pas à l’idée que l’agresseur se fait de lui-même, lorsqu’il est touché dans son orgueil, dans sa capacité à être aimé ?
Les guerres ne parent-elles pas leur motivation d’une lutte civilisationnelle permettant de situer que c’est bien d’un effondrement narcissique au niveau de la représentation qu’un peuple se fait de lui-même dont il s’agit ?
Enfin, de l’autre côté du spectre, les délires de revendications identitaires contemporains ne fonctionnent-ils pas de la même manière que ce qu’ils prétendent combattre, lorsque celui qui exige que l’on respecte son identité autoproclamée (n’est-ce pas une proclamation moïque, refusant la division subjective ?), ne fait finalement que se réfugier derrière une unité fantasmée qui ne saurait être écornée sans faire s’écrouler le château de cartes de sa constitution moïque ?
Notons enfin que le fantasme politique très actuel de la nécessité d’un passage par la violence pour retrouver un ordre satisfaisant (le vote pour les extrêmes allant selon nous en ce sens), ne fait lui aussi que reprendre la structure originelle du stade du miroir, où à l’exercice de la violence moïque, succède la jouissance d’un apaisement payé de l’aliénation du sujet.
4. Cultiver l’agressivité :
Au vu de la logique implacable par laquelle l’agressivité peut se muer en violence, il est presque étonnant que celle-ci puisse être contenue par la civilisation, et pourtant, malgré les guerres, les meurtres, et les pulsions ségrégatives parce que paradoxalement grégaires, il faut se souvenir avec satisfaction que la majorité des relations humaines ne cède pas à la violence.
C’est que le passage à l’acte n’est « que » le moment où la parole n’est plus suffisamment exercée pour lier les pulsions agressives à des signifiants qui lui donnent sens et permettent d’en tamponner la manifestation.
Autrement dit, si les revendications de jouissance du moi sont arrimées à des discours permettant de maintenir une organisation ne menaçant pas de s’effondrer, l’agressivité demeure, mais nul besoin d’en passer par l’archaïsme d’une force motrice destructive.
On pourrait même espérer, par le travail de la cure analytique, une reconnaissance de la duperie moïque et un désinvestissement pulsionnel du registre imaginaire par lequel l’homme croit se regarder en face, quand il ne fait que détourner le regard de la cause qui le meut.
C’est donc la culture, c’est-à-dire fondamentalement le travail de la parole pour modifier le donné, élaborer de nouveaux réseaux sémantiques émancipateurs, qui est susceptible d’éviter à l’agressivité inhérente à la psyché humaine, de se muer en la violence destructrice d’un être acculé par ses fantasmes identitaires. Encore faut-il consentir à parler, d’user et d’abuser du langage, et non se contenter de communiquer par une langue fixée à des significations pensées comme partagées.
5. Conclusion :
Nous remarquions au début de ce travail que les mythes avaient placé la relation fraternelle sous l’égide d’une rivalité souvent sanglante. Nous comprenons à présent que c’est moins là une métaphore, qu’une surprenante intuition (mais les mythes n’en sont-ils pas régulièrement le lieu ?) de la part de nos lointains ancêtres.
La violence s’ancre bien dans le rapport au proche, au très proche, au semblable même qui menace de dévoiler le mensonge au fondement de l’illusoire concept d’identité.
Souvenons-nous néanmoins que l’origine étymologique du terme de « violence » renvoie à « vis », qui signifie la valeur d’une chose, sa dynamique, sa force essentielle. Autrement dit, le trait sémantique convoqué est celui d’une puissance de vie, et non d’une puissance de destruction.
C’est bien par une volonté de vie que le moi refuse l’altérité le confrontant à ce qui le divise, mais c’est une volonté qui situe à tort la puissance du côté de la maîtrise et de l’unité cohérente de la représentation, là où une force plus profonde, structurellement masquée est orientée par un désir sans objet, une cause indicible accessible uniquement par le consentement à la castration, mais cela fera l’objet d’un autre article.
[1] Malaise dans la civilisation, 1930.
[2] Voir notre article précédent : « L’ère de l’ego ».
[3] Lacan, J., 1966, Ecrits, p.97, Seuil, Paris.
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