L’écriture de Dostoïevski, à l’instar de la littérature russe dont il est un si fondamental représentant, est animée de la passion de celui qui veut comprendre et qui ne se refuse pour ce faire, aucune interrogation existentielle. Dans les Carnets du sous-sol, publié en 1864, quelques années après son retour du bagne (il avait été condamné à mort, puis exilé en 1850 pour une peine de quatre ans de travaux forcés, suivie d’années de service en tant que simple soldat, malgré son origine noble), celle-ci se révèle sans doute dans ce qu’elle a de plus abrasif, de plus rugueux. Le narrateur, dont on verra s’il faut l’assimiler à l’auteur lui-même, se montre en effet d’une ténacité redoutable dans l’exploration qu’il entame de sa propre subjectivité. Il est de ce fait, parfois question de ces Carnets comme de la matrice expérimentale des grands romans qui suivront : Crime et châtiment (1866), L’idiot (1868-1869), Les frères Karamazov (1880). Or, à l’instar de Raskolnikov, du prince Mychkine, ou encore des trois frères Karamazov, le questionnement de l’existence place le narrateur du sous-sol dans une position ambivalente, qui tient principalement à son rapport au nihilisme. Doit-on comprendre son pouvoir de questionnement, son inquiétude existentielle comme une négation de toutes les valeurs ? Il nous semble que ce serait là un contre-sens. En revanche, que le diagnostic du nihilisme soit fait en toute probité, et que ses conséquences soient examinées, cela s’impose comme un des ressorts fondamentaux de l’œuvre. Il n’est pas possible ici de le justifier, mais c’est sous cet angle néanmoins, que nous aborderons la première partie des Carnets du sous-sol, qui fait ici l’objet de notre étude.
Ainsi, l’expérience subjective peinte dans ces quelques pages conduit-elle à conclure à un écroulement des forces vitales de ceux qui avouent souffrir du vent du siècle ? Ou bien au contraire, cette souffrance assumée pour des raisons contradictoires que nous tenterons d’explorer, est-elle le ferment d’une vitalité neuve ?
C’est à ces questions que nous tenterons de répondre en examinant tout d’abord sous quels aspects la plainte du narrateur se présente au lecteur. L’attention portée à son objet devrait alors nous amener à comprendre que malgré une teinte mélancolique, elle ne traduit pas d’épuisement, et que, ce que nous verrons dans un dernier temps, la jouissance qui la fonde ne semble pas totalement vaine.
I) Ecrire pour tout dire :
a. L’énoncé : « Je souffre » :
L’incipit des Carnets est un aveu dont on pourrait dire qu’il est sans appel : « Je suis un homme malade ». L’affirmation est en effet péremptoire et la nature de son propos semble enjoindre au respect dû à qui fait face sans fuir. A moins qu’à l’instar de toute entreprise de « carnets », ceux-ci soient au contraire un appel plus qu’aucune autre forme de récit. Nous reviendrons en troisième partie sur ce point. Qu’il nous suffise pour l’instant de prendre pour argent comptant la plainte dostoïevskienne. Car indéniablement, il s’agit d’une plainte. Les occurrences d’aveux tels que celui mentionné ci-dessus, sont suffisamment nombreuses pour qu’on ne s’y trompe pas. Reste que cette plainte n’est pas nihiliste. Il y a plus. Elle relève de ce désespoir dont la littérature russe fait un ressort étrange pour clamer la beauté de la vie, comme on le verra. De quel message se veut-elle alors porteuse ?
Le premier élément clamé par le narrateur des Carnets tient à son désir de comprendre ce qui lui arrive. Mais ce qu’il s’agit de comprendre ici ne se réduit pas à la singularité isolée de l’individu et de sa maladie. A quoi cela se repère-t-il ?
Tout d’abord, il faut noter que Dostoïevski ne dit pas être l’homme reclus dans son souterrain. Ce geste d’écriture constitue la réalité du texte, et par conséquent, est à prendre au sérieux. D’autant plus au sérieux d’ailleurs, qu’à en suivre Jean-Daniel Causse analysant le rapport de Kierkegaard au pseudonyme, dont on sait qu’il en fît un usage immodéré, on peut considérer que parler d’un autre comme de soi-même, ou inversement de soi-même comme d’un autre, peut avoir pour fonction de saisir quelque chose de ce que la spontanéité univoque d’un récit autobiographique ne livrerait pas aussi bien. Il y a d’ailleurs là l’artifice d’une duplicité qui constitue un thème récurrent dans l’œuvre de l’auteur. N’a-t-il pas écrit, comme second roman, Le Double, dans lequel il assume déjà l’impossibilité de se trouver, en mettant en scène le doute permanent dont peut faire l’objet la moindre assertion à propos d’une hypothétique vérité du sujet, doute obsessionnel qui ne cessera de marquer son écriture ? C’est que quoi qu’on fasse, dès qu’on parle, on échafaude d’ores et déjà une fiction, le langage ne pouvant résorber le réel. Mais cette fiction n’est pas à entendre comme une rêverie masquant une réalité qui la sous-tendrait. Cette fiction est le monde dans lequel le « parlêtre » ne peut que se mouvoir. Dès lors, aller jusqu’au bout de cette pente constitutive de la réalité humaine, semble constituer un parti pris finalement moins naïf, que l’adoption de l’autobiographie.
Par ailleurs, à l’instar encore de la démarche du Danois, l’écriture de la subjectivité n’a pas pour seule ambition de comprendre le phénomène individuel d’une existence. Si l’élan est tel, c’est qu’est en jeu la possibilité même de l’humanité de l’homme. Car la question posée n’est rien d’autre que de savoir ce qu’elle doit être pour être véritablement, c’est-à-dire à la hauteur de l’expérience de l’existence, du « versuch » comme aurait dit Nietzsche. Dès l’avertissement, il le signale explicitement : « cet homme est le représentant d’une génération en survie » (DOSTOÏEVSKI, 1992). Mais il en est le représentant sans en être le prototype exemplaire. Il n’est qu’un parmi d’autres, mais un dont la perspective est valable parce qu’en premier lieu, comme le souligne Jean-Daniel Causse à propos de Kierkegaard : l’universel ne saurait se trouver que dans l’unique. La généralisation du concept trahissant par nature ce qui est vécu par chacun. Et d’autre part, plus superficiellement sans doute, le narrateur des Carnets entend ne pas se masquer sa nature, il crie à qui veut bien l’entendre qu’il a envie d’en découdre, qu’il va se charger de dire sa souffrance, toute sa souffrance, pour qu’elle cesse elle, de le charger, lui. Troisièmement, si sa souffrance est celle de l’homme, c’est parce qu’elle provient de cela que nous avons tous, à savoir la conscience. Ainsi peut-il énoncer sa célèbre sentence : « toute forme de conscience est une maladie. » (op. cit. p.15). Et si la conscience est une maladie, c’est parce qu’elle pousse par nature, à toujours remettre en question ce qui est premièrement avancé. On pourrait arguer que c’est là le trait de l’obsessionnel qui vient jouir de la pensée en elle-même, et n’a donc besoin de la nourrir que d’elle-même, mais il est également un fait de structure pour ainsi dire. Une structure non pas au sens lacanien, mais au sens où on peut l’apercevoir dans l’esthétique kantienne. Si le jugement de goût est universel chez Kant, c’est en effet du fait de la constitution même de la raison humaine, et non en vertu des préférences singulières de l’individu. C’est bien plutôt parce que la représentation provoque une intuition qui se meut en image, mais que cette image ne peut se subsumer sous un concept, être intégrée par les catégories, qu’un « libre jeu » d’allers et retours se met en place, provoquant une véritable exaltation des facultés de l’esprit humain. C’est ce « libre jeu des facultés représentatives » (KANT, 2000, p.81) que Kant définit comme étant le critère de reconnaissance du beau. De la même manière, la conscience, que nous assimilons ici à la raison chez Kant, est bien ce qui pousse l’homme à remonter au premier principe. Il y a donc bien une vérité universelle dans ce qui désespère Dostoïevski, une vérité de la condition humaine dans son universalité. Il le formule d’ailleurs d’une façon assez claire lorsqu’il fait dire à son narrateur : « Je m'exerce à penser ; par conséquent, chez moi, toute cause première en fait immédiatement surgir une autre, plus première encore, et ainsi de suite à l'infini. Telle est l'essence de toute conscience et de toute pensée. » (DOSTOÏEVSKI, op. cit., p.28). Et s’il fallait encore se convaincre de l’universalité d’une telle pente de la conscience, l’interminable questionnement enfantin concaténant les « pourquoi ? » suffirait.
Dostoïevski écrit donc qu’il veut saisir quelque chose de l’homme souffrant du simple fait de posséder une conscience. Pour cela, il le dit « je parlerai de moi. » (op. cit. , p.14), et plus loin : « un homme doué d’une conscience est-il capable de s’estimer un tant soit peu ? » (op. cit. p.26). Mais pour cela, aussi, il a choisi de parler depuis un sous-sol, ou un souterrain selon les traductions, ce qui peut surprendre car, autrement dit, c’est depuis là où le soleil n’entre pas qu’il entend faire la lumière sur cette souffrance. Sans doute, au-delà de l’énoncé d’un « je souffre », se trouve ici un mode d’énonciation à interroger.
b. L’énonciation écrite de la souffrance :
Si l’on en restait au constat que la conscience était ce qui pousse à sans cesse interroger le réel, Dostoïevski ou son personnage aurait pu n’être que sceptique, mais il n’en est rien. Il n’en est rien car il désire profondément, en tout cas le revendique-t-il, arrêter le questionnement. On l’entend à l’arythmie de sa phrase, au ton oralisé, à l’invective presque dont le lecteur est le témoin si ce n’est la cible, et qui caractérise une écriture qui semble lui brûler les doigts.
C’est sous cette forme qu’il pose par deux fois la question « qui suis-je ? » (op. cit. p.14 ; p.30), la première pour y répondre « je suis un assesseur de collège. » ; la seconde : « un fainéant ». On peut sans trop de risques considérer qu’il ne considère pas ces deux caractérisations comme des louanges démesurées, et pourtant, il conclut : « qu’une chose pareille ferait plaisir à entendre. ». C’est que ce qu’il cherche n’est rien d’autre qu’un repos. A l’instar des oiseaux de Jean-Luc Mylayne qui ont besoin d’être au repos sur le cliché pour que l’œuvre enfin soit visible, Dostoïevski semble rêver d’un moment de réification où il pourrait se contempler lui-même en paix. Pour le dire ainsi, l’homme au double, rêve de l’illusion moïque d’une identité à lui-même.
Mais dans le même temps, il ne cesse de proclamer les vertus de la subjectivité, dont on pourrait dire après Clotilde Leguil, qu’elle est précisément une « traversée des identités » (LEGUIL, 2018). Ainsi affirme-t-il qu’« un homme intelligent du XIXème siècle se doit – se trouve dans l’obligation morale – d’être une créature essentiellement sans caractère. » (op. cit. , p.13). Il souhaite donc le repos, mais se trouve en même temps dans « l’obligation morale » de ne pas y accéder. On retrouve là tout le poids de la culpabilité repérée par Freud chez l’auteur russe (FREUD, 2015, p.213 et suiv.). Freud énonce en effet l’hypothèse selon laquelle le meurtre du père de Dostoïevski lorsqu’il avait dix-huit ans, a été un traumatisme tel qu’il a été l’élément déclencheur d’une névrose fondée sur le fait que « Dostoïevski ne s’est jamais libéré de la charge que faisait peser sur sa conscience l’intention de commettre le meurtre du père. » (op. cit. p.218). La réalisation du meurtre engendra alors un besoin d’auto-punition sauvage, nécessaire pour que son désir s’exprime : « Quand son sentiment de culpabilité était satisfait par les punitions qu’il s’était infligées à lui-même, son inhibition au travail se relâchait, il s’autorisait alors à faire quelques pas sur la voie du succès. » (op. cit. p.222).
On comprend sans doute mieux, à la lumière de l’interprétation freudienne, la particularité de la démarche de l’auteur des Carnets. Il nous mène en effet au long de la trajectoire d’une subjectivité en prise avec sa division névrotique. A la fois, il désire jouir de son écriture, explorant le phénomène humain par l’enserrement infatigable de sa Chose, mais en même temps, cette exploration doit se payer d’une souffrance. Sans doute est-ce la raison pour laquelle en lieu et place d’une recherche froide, mais apaisée, on assiste au bouillonnement passionné de celui qui souffre, et jouit de souffrir car c’est là la seule condition de possibilité de son désir. Or, de l’aveu de Freud lui-même, et malgré la dureté de son jugement sur l’homme, cette entreprise a bel et bien réussi pour l’écrivain : « il a sa place non loin derrière Shakespeare. Les Frères Karamazov sont le roman le plus grandiose qui ait jamais été écrit… » (op. cit. p.207).
C’est alors à travers le prisme de cette division que son écriture se structure dans des contradictions incessantes, des élans aussitôt réprimés, des divagations aussi échevelées que géniales. Or, l’enfermement du sujet dans cette forme d’énonciation se marque d’une forme de lucidité qui peut nous interroger sur ce que sait le névrosé de sa jouissance. « Je ne barre rien, exprès ! » (op. cit., p.12), déclare-t-il pour revendiquer que même ses mauvaises pointes ont à être dites. Il y a là quelque chose de l’effort de l’analysant, à la différence près que personne n’est là pour ponctuer son flot de paroles, et qu’à ne rien barrer de sa jactance, sans doute barre-t-il rien de moins que la possibilité de l’élaboration de sa subjectivité.
Ainsi, à vouloir le corps-à-corps avec la souffrance, à vouloir avouer sa culpabilité, « L’essentiel, quoi qu’on en dise, c’est quand même cela, que c’est moi le premier coupable de tout… » (op. cit., p.18), l’ancien bagnard ne fait-il pas corps avec elle, comme d’avec quelqu’un dont on ne veut pas se séparer ? N’y a-t-il pas là le risque d’une mélancolie ?
II) L’exaltation de la vie :
a) La raison aliénante :
Dès le début du texte, Dostoïevski se situe dans une adresse à certains « messieurs ». Nous verrons en troisième partie ce qu’il en est de cette adresse, à qui elle est destinée, et ce qu’il en attend. Contentons-nous pour l’instant d’en remarquer le ton.
Le premier élément remarquable, et ce dès la première page, est sans aucun doute son caractère méprisant. Ainsi, il assigne ces « messieurs » à l’incapacité de comprendre. Mais cette insuffisance du côté de l’autre, pour qu’elle soit acceptable sous la plume de l’auteur, doit porter sur un objet revendiqué absurde. En effet, c’est que ce soit au motif de sa « méchanceté » qu’il ne se soigne pas, qui est déclaré incompréhensible par ces esprits. Autrement dit, s’il n’est pas à leur portée, si en ce sens il les surpasse, c’est parce que ce qu’il a en plus est un moins. Ce qu’il a en plus n’est pas valorisable. Dans cette idée se trouve donc à la fois conjuguée sa revendication de supériorité, et la reconnaissance que cette supériorité se loge dans un caractère non enviable. On le voit, sur ce plan aussi, la possibilité même de l’énonciation se fonde sur la contradiction interne.
Néanmoins, l’auteur fait avec cette nécessité, qu’elle lui échappe ou non n’est peut-être pas pertinent, et de toute façon est définitivement indécidable. En revanche, on peut relever que la critique qu’il va faire porter sur l’incapacité à comprendre de ces « messieurs », lui ouvre tout un champ de subjectivation. En effet, l’objet sur lequel porte sa critique est de nature à désenclaver le sujet de sa représentation intellectuelle, ou pour le dire avec Lacan, de l’aliénation de la dimension moïque.
Le premier point de cette critique consiste dans le fait que ces « messieurs » sont des « gens aux nerfs solides qui ne comprennent pas ce raffinement des plaisirs dont nous parlons. » (op. cit. p. 22). Les plaisirs dont il s’agit, nous pouvons y voir la jouissance de l’auteur, voguant sur ses désirs contradictoires concomitamment assouvis. Mais nous nous arrêtons davantage encore sur les « nerfs solides ». Dans son essai La littérature et la vie (DELEUZE, 1993), Gilles Deleuze analyse le concept de « grande santé » de Nietzsche d’une façon qui éclaire particulièrement, nous semble-t-il, ce que Dostoïevski pointe ici. Nous ne pouvons faire autrement que le citer intégralement : « La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé : non pas que l’écrivain ait forcément une grande santé […] mais il jouit d’une irrésistible petite santé qui vient de ce qu’il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l’épuise, en lui donnant pourtant des devenirs qu’une gosse santé dominante rendrait impossibles » (op. cit., p.14). On le voit, la condition de l’art pour Nietzsche, et la proximité entre le père de Zarathoustra et celui de Raskolnikov a été commentée, est que l’artiste soit perméable, que le monde l’ébranle, parce que celui qui va en faire un système, celui qui va l’arraisonner à la chaîne de la raison, ne le verra pas, ne fera pas de son existence le « versuch », l’expérience incertaine et imprévisible à travers laquelle une interprétation riche de sa singularité pourra être dite. Il faut pour cela des nerfs disposés à s’abîmer. Sans doute faut-il également reconnaître à la raison sa place, mais rien que sa place : « … la raison n’est rien que la raison, elle ne satisfait donc que les besoins rationnels de l’homme… » (op. cit., p. 41). A l’instar de Nietzsche donc, Dostoïevski se cabre devant les prétentions d’une logique utilitariste, « réaliste » diraient ses hérauts, à constituer un guide fiable pour saisir la totalité de l’existence. Que signifierait d’ailleurs le concept d’une totalité de l’existence ? On reconnaît là la parenté non seulement de Nietzsche et de l’auteur des Carnets, mais aussi celle avec Kierkegaard : tous trois semblent en effet s’adresser au philosophe de Iéna, Hegel. Il s’agit de refuser la pensée totalisante, définitivement impropre à rendre compte de l’ouverture structurelle de l’expérience humaine. A ce titre, le philosophe hongrois Laszlo Foldenyi apporte des éléments particulièrement éclairants (FOLDENYI, 2008). Il semblerait en effet que Dostoïevski, en 1854, après ses quatre années de bagne, ait été envoyé comme soldat dans le sud de la Sibérie, où il travailla dans une très humble demeure son Souvenir de la maison des morts, mais aussi, peut-être les Carnets. Or, à ce moment, selon l’hypothèse de Foldenyi, un livre lui aurait été mis entre les mains, les Leçons sur la philosophie de l’histoire, de Hegel, dans lequel le philosophe ne dit rien de moins que le fait que la Sibérie ne doit pas être considérée comme faisant partie de l’Histoire… De quoi tomber de sa chaise. De quoi s’adresser à ces « messieurs » pour qui la raison résoudrait tout dans une belle totalité close, mais qui sont incapables, pour le dire en termes nietzschéens, de saisir le tragique, l’irréconciliable, et en termes lacaniens : la nécessité du ratage.
Alors, ils peuvent bien inventer de beaux objets, perfectionner ad nauseam le « système des biens » (Lacan), l’homme ne saurait être une « touche de piano » (op. cit., p.45), martèle le russe. Cette critique d’un mécanisme pourrait résonner aujourd’hui dans une critique des neurosciences. Face à cela, certains résistent à tout crin.
Or au moment de cette critique, au moment de cette ruade, Dostoïevski, soudain, est sûr de lui : « Je suis sûr de cela, c’est une chose que je garantis parce qu’il me semble bien que toute l’activité humaine, vraiment, ne consiste qu’en cela que l’homme se prouve à chaque instant qu’il est un homme et pas une goupille d’orgue. » (ibid.)
b) La vitalité paradoxale d’une certaine mélancolie :
L’auteur russe se fonde donc sur cette révolte face à l’utilitarisme d’une raison comprise de façon étriquée. Au-delà, la vie déborde : « Et même si notre vie n’apparaît souvent pas très propre sous cet éclairage, elle est quand même la vie, et pas seulement une extraction de racine carrée. » (op. cit. p.41). Dostoïevski revendique donc bien un savoir. Il le dénigre, nous l’avons vu, mais uniquement pour pouvoir l’assumer, quitte à ce que cette situation l’isole, le rende incompréhensible. On reconnaît là un trait du mélancolique, au moins tel que Foldenyi le définit, c’est-à-dire comme celui qui a vu, mais qui ne peut dire à la hauteur de ce qu’il a vu : « Le génie mélancolique vit sur la limite, dans une solitude absolue, et cette solitude métaphysique l’éloigne de tous... » (FOLDENYI, op. cit., p.203). Sans doute est-ce ainsi, et non pas dans une compréhension moralisante condamnant une quelconque prétention, qu’il faut appréhender l’affirmation de Dostoïevski : « je suis coupable d’être plus intelligent que tous ceux qui m’entourent.» (DOSTOÏEVSKI, op. cit. p.18). Il ne s’agit pour lui que de prendre acte du fait que ce dont il essaie de parler, qu’il y parvienne ou non, les autres ne le saisissent pas, pire, que cela ne les concerne pas. Il est tel les personnages de Caspar Von Friedrich sur les Falaises de craie à Rügen (1818-1819) : il se tient au bord de la falaise, ce qui lui permet de tout voir (« avoir conscience de tout, de tous les impossibles », dit-il (op. cit. p.23)), mais ces falaises, le peintre les savait friables au point que s’y aventurer, c’était déjà consentir à choir.
Or cela, la chute, n’est certes pas un projet raisonnable. Mais justement, Dostoïevski bat en brèche l’idée selon laquelle ce qu’à l’instar d’un Nietzsche, on pourrait considérer comme un préjugé hérité de la philosophie platonicienne, à savoir l’identité du beau, du bien et du vrai, donnant lieu dans la modernité scientiste du XIXème siècle, à l’idée que la rationalité ne peut qu’aboutir au progrès de l’homme. Pour l’auteur des Carnets : « avoir le droit de se souhaiter même ce qui est le plus stupide […] peut-être arrive-t-il que [ce] soit, en certains cas surtout, ce qui peut exister de mieux au monde. » (op. cit. p.42). Comment comprendre une telle assertion ? C’est que cela prouve qu’au-delà du déterminisme impliqué par une volonté dont on découvrirait la table de calcul (là encore l’anticipation de la critique des neurosciences contemporaines est frappante), la liberté qu’a l’individu d’être qui il est, demeure. Sans cela, ce ne serait rien de moins que l’homme, en tant qu’humain, qui disparaîtrait. Et l’auteur en veut pour preuve que « La seule chose qu’on ne puisse pas dire, c’est qu’elle [l’histoire du monde] est raisonnable. » (op. cit. p.43). On reconnaît là une fois de plus l’adresse à Hegel, signalée par Foldenyi.
Il y a donc autre chose en l’homme, et quelque chose qui est l’essentiel, c’est que « ce but vers quoi l’humanité tend tellement, ne tient-il justement que dans le caractère continuel du processus de sa conquête… » (op. cit. p.48). Peut-être ne serait-il pas abusif de repérer ici un homologue de la distinction freudienne entre le but et l’objet de la pulsion, en ce sens que l’apaisement de la tension ne saurait jamais être atteint, fut-ce par les procédés les plus rigoureux, mais qu’en revanche, les voies frayées pour y parvenir, sont, elles, fondamentalement signifiantes de la subjectivité. Ce pourquoi l’auteur peut dire que « deux et deux font quatre, ce n’est déjà plus de la vie, messieurs, mais le début de la mort. » (ibid.).
Il s’agit donc bien, dans l’effort extrêmement dialectisé, pour ne pas dire névrotique de Dostoïevski, d’une tentative opiniâtre (mais probablement que cette opiniâtreté vient de son consentement à sa jouissance), de repérer ce qui fait l’expérience proprement subjective, au-delà de l’emprise objectivante d’un certain usage de la raison, usage dont ces « messieurs » sont donc les représentants zélés. Il nous faut à présent essayer d’approfondir, en un dernier temps, la valeur signifiante de cette structure du récit dostoïevskien dont ils sont le pivot.
III) La jouissance de l’adresse :
On a pu déjà remarquer que ces « messieurs » étaient comme des métonymies indéfinies de Hegel dans son refus du tragique au profit d’une raison réconciliatrice de l’existence comme d’un tout sans faille, sans reste. De façon moins autobiographique, on peut lire dans la trouvaille dostoïevskienne une désignation du scientisme et de la croyance de son époque, en un progrès qui permettrait à l’homme d’atteindre une complétude béate. Mais cette culture, pour le tragique russe, est avant tout une mise au silence de la subjectivité, afin que les buts collectifs puissent être atteints. C’est ainsi que lorsqu’il avance : « je suis plus intelligent et c’est pour ça que je souffre ; la civilisation a apporté cela, ce raffinement d’une intelligence capable de souffrir… », on peut percevoir un rapprochement avec ce passage du Malaise dans la civilisation où il est dit que « le sentiment de culpabilité [est] le problème capital du développement de la civilisation [et que] le progrès de celle-ci doit être payé par une perte de bonheur due au renforcement de ce sentiment. » (FREUD, 1986, p.93). Si le narrateur dit souffrir de sa conscience, c’est donc au sens où il perçoit ce qui en lui est inacceptable aux yeux de la civilisation, mais que dans le même temps, la perception de ces efforts de renoncement exacerbe sa révolte intérieure. On comprend dès lors qu’il y a dans l’adresse à ces « messieurs », comme une présentification du surmoi, comme une lutte à ciel ouvert avec ce qui le contraint effectivement à annuler son désir, lequel néanmoins, par l’écriture de cette lutte, précisément, parvient à exister.
Si l’on reprend sous cette perspective le déroulement chronologique du texte, on remarque que cette adresse évolue. Dans les deux premiers chapitres, elle se place nettement sous le signe de l’excuse pathétique d’un Dostoïevski qui conspue ce qu’il est. Et puis au troisième chapitre, la critique se tourne vers les hommes d’action : « … les hommes d’action sont justement des hommes d’action parce qu’ils sont bêtes limités. » (op. cit. p.28). Dostoïevski persiste néanmoins à annuler sa critique quelques lignes plus loin : « Ah, messieurs, mais il est bien possible que la seule raison pour laquelle je me prenne pour un homme intelligent, c’est que de toute ma vie, je n’ai jamais rien pu ni commencer ni achever. » (op. cit. p.29). Et puis au chapitre sept, l’adresse se fait demande plaintive d’un secours sous la forme d’une réponse définitive, par un « dites-moi » (op. cit. p.31), sonnant comme un : révélez-moi enfin le fin mot, ou le mot de la fin. Car comme en d’autres endroits du texte, l’auteur voudrait que la « conscience » cesse d’interpréter le rôle cruel qu’il lui fait pourtant jouer. Mais l’interpellation se mue presque immédiatement en un dénigrement de la parole de l’autre : « Vous riez ; riez, messieurs, mais répondez… » (op. cit. p. 32). Mais la réponse à cette interrogation, il va, bien que ce soit toujours avec les mêmes atermoiements, les mêmes périphrases et circonlocutions, la formuler lui-même, avec force et passion, comme si les digues de l’annulation rétrospective, solides voire immuables, étaient malgré tout débordées par le sujet se vouant à la parole qu’il sait sans doute vaine, insuffisante, mais ô combien vivante. Et c’est d’ailleurs cela la teneur de sa réponse jusqu’à la fin de ce premier livre des Carnets : faire vibrer ce qui vit au-delà de « l’exactitude mathématique », de la « raison régnante » (op. cit. p. 36). Face à ceux qui proclament que la liberté est une simple ignorance des causes, le flamboiement du russe rétorque, au risque de se consumer : « qu’est-ce que c’est donc qu’un homme sans désirs, sans volontés, sans souhaits, sinon une goupille dans un jeu d’orgues ? » (op. cit. p. 39).
Il y a donc bien l’affirmation d’une vérité singulière dans ce texte, une vérité qui se sait prendre les détours de la jouissance, d’une jouissance exultant, absolument pas atténuée, toujours comme sur le point d’exploser à la figure de son auteur. Il est d’ailleurs particulièrement étonnant de voir avec quelle précision l’auteur la décrit, sans savoir que c’est cela qu’il décrit, lorsqu’il explique sa folie, son droit de n’être ni rationnel, ni raisonnable, en parlant de l’homme comme être qui « a envie parfois de faire un détour, parce qu’il est condamné à se frayer ce chemin… », des hommes comme ceux qui « craignent eux-mêmes instinctivement d’atteindre leur but et d’achever le bâtiment qu’ils sont en train de construire ? » (op. cit. p.47). Ne décrit-il pas alors ce que Nestor Braunstein éclaire ainsi : « L’histoire de chacun d’entre nous, c’est l’histoire des manières de manquer l’objet impossible… » (BRAUNSTEIN, 1990, p.50). Il semble en effet que tout le texte de ce premier livre des Carnets apparaisse comme la peinture de la jouissance de celui qui cherche à résoudre une énigme dont la réponse apaisante, identifiante et par ce fait réifiante, désubjectivante, ne saurait que manquer. Ne voulant pas lâcher sa quête, pas plus certes, qu’il ne lâche son symptôme, ce narrateur bataille néanmoins d’une parole vive bien qu’écrite, car chez Dostoïevski, l’écriture semble dite. De cela aussi, il a l’intuition lorsqu’il écrit : « Ça pour parler, j’ai bien parlé, mais j’ai expliqué quoi ?... Comment s’explique ce genre de jouissance ? Si, si, je m’expliquerai ! Je finirai par y arriver. C’est pour cela que je me suis mis à écrire… » (op. cit. p. 17). On croirait entendre le Sisyphe que chaque analysant peut sans doute se sentir être.
Conclusion
Ainsi, malgré l’impossibilité de se saisir du savoir de sa propre subjectivité, toujours dédit dès dit, l’auteur ne recule jamais devant la parole, et se lance dans ce qui s’appellerait une auto-analyse si cela existait : « Je n’établirai ni ordre ni système. Ce qui me reviendra en mémoire, je le noterai […] Pourquoi ne pas essayer ? » (op. cit. 56-57). Ne croirait-on pas lire Freud lui-même ? Il y a là à tout le moins, une convergence d’esprits (Freud, Nietzsche, Dostoïevski, Kierkegaard) où tout se passe comme si certains moments de l’Histoire se caractérisait par une préoccupation commune. Le XIXème siècle n’a-t-il pas alors été celui de l’exploration de la subjectivité, en même temps et peut-être par réaction, à l’objectivation croissante et menaçante d’un scientisme qui avait l’avenir (d’une illusion ?) devant lui ?
BIBLIOGRAPHIE
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DELEUZE, G. (1993). « La littérature et la vie », in Critique et clinique, Les éditions de Minuit, Paris.
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